CHAPITRE 7

Publié le par nicolas

Le château de La Valloire avait été construit vers 1400 par l’un des descendants de la famille, le plus illustre et héroïque officier du roi, élevé à la gloire de ses conquêtes. Aujourd’hui, il symbolisait le pouvoir du seigneur dans toute son autorité suprême.

Valentin exécrait cette royale demeure qui était la sienne depuis deux ans. Déjà, parce qu’elle était pleine de mauvais souvenirs et qu’il n’y était pas heureux. Ensuite, parce ce qu’elle était trop grande, si impersonnelle, et froide dans tous les sens du terme. Toutes les énormes pièces et salles voûtées étaient toujours humides, balayées en permanence de courants d’air. Les interminables couloirs au sol marbré étaient si glacés qu’il fallait passer un habit supplémentaire pour passer d’une chambre à l’autre. Celles-ci étaient impossibles à chauffer malgré de vastes cheminées qui consumaient inutilement du bois à profusion. Le pire moment que Valentin redoutait dans cette vaste demeure était l’heure du repas. Autant il lui était facile d’éviter son beau-père à tout autre moment de la journée, mais celui-ci exigeait que toute la famille se retrouve réuni pour le repas. Une véritable corvée qui lui semblait durer une éternité.

Aussi, au dîner, lorsqu’il descendit dans l’immense salle à manger, le pauvre eut-il droit à son lot de remontrances et de moqueries.

  •  

  • Valentin, ne confond pas écurie et porcherie. Crois-moi, après ton passage, on ne voit pas la différence.
  •  

Et il riait, gonflé de son importance.

L’attitude du comte envers les enfants de Madeleine était sans équivoque. D’abord, il s’était débarrassé de l’aîné, Philippe, non sans difficulté. Celui-ci avait représenté une réelle menace qui l’avait mis plus d’une fois au comble de la fureur. Ce garçon était trop intelligent pour être rabaissé, et il avait la répartie facile. De plus, il était bâti dans le roc, solide et inébranlable, autant physiquement que moralement. Rien ne l’atteignait. Dans l’incapacité de le briser, il avait fini par le chasser de chez lui. Malgré les suppliques de Madeleine, sa décision avait été irrévocable et, même si elle en avait depuis le cœur brisé, il ne regrettait rien. Il était ravi et soulagé de le savoir loin, au village, chez ses grands-parents qui l’avaient accueilli à bras ouverts. Amélie lui causait aussi quelques soucis et, même s’il se montrait dur et impitoyable envers elle, la petite effrontée résistait. Mais elle était moins forte que son grand frère et il finirait par la soumettre. Quant à Valentin, le dernier rejeton, il le tenait pour un imbécile. Faible, impressionnable, il en avait fait son souffre-douleur. Il le dénigrait et l’humiliait à chaque occasion, plus principalement en communauté où le pauvre garçon, déjà complexé par sa timidité maladive et l’handicap de sa jambe, perdait tous ses moyens lorsque d’autres personnes étaient témoins de sa déroute. Il rougissait à chaque insulte, baissait honteusement la tête, alors que son beau-père se régalait de le rabaisser davantage.

Assis en tête de table, le comte présidait avec autorité. Il s’était changé, paré de ses plus beaux habits. Avec ses bas de soie blancs, ses souliers à boucles, son jabot de dentelle, sa perruque poudrée et l’éclat froid de ses yeux bleus, il aimait afficher des manières aussi élégantes que démesurées. Attaché farouchement aux privilèges des classes, chaque occasion lui était bonne pour montrer sa supériorité et la différence flagrante qui existerait toujours entre des nobles comme lui et le peuple pour qui il témoignait un mépris souverain.

Derrière lui, le feu qui crépitait dans la grande cheminée de pierre repoussait difficilement l’humidité de la nuit. Des tapis persans recouvraient le sol de marbre et les lourdes tapisseries de velours couvrant tous les murs ajoutaient au luxe de la grande salle.

Il y jeta un regard satisfait avant de renchérir :

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  • Mon pauvre garçon, que va t- on faire de toi ? Tu ne sais rien faire de tes dix doigts. Ton cas me désespère…
  •  

Valentin leva doucement la tête et murmura :

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  • Je suis doué pour l’écriture. Je veux être poète.
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  • Quoi ? Parle plus fort. Tu veux être poète ? Quelle ambition ! Et ce sont tes poésies qui vont travailler la terre, élever ton bétail, construire ton toit, te protéger des brigands et te nourrir jusqu’à la fin de ta vie  ? Et bien crois-moi, avec de telles illusions, ta vie va être très courte !
  •  

Il jetait un regard mauvais tout autour de lui, inspectant d’un œil critique les plat que deux servantes venaient de poser sur la grande table ovale. Les chandeliers d'étain posés sur celle-ci ne pouvaient éclairer toute la superficie de la vaste salle à manger, projetant des ombres sinistres à l’extérieur du coin repas. A la lumière vacillante des chandelles, les visages semblaient encore plus tendus et inquiets. Lorsqu’il était de mauvais humeur, le comte passait sa colère sur n’importe qui, peu importe le prétexte. L’une des domestique tremblait d’appréhension. Méticuleux jusqu’à l’obsession sur le repas qui devait être riche et somptueux, il voulait imiter la haute noblesse, avec un menu qui se composait de services successifs. Les plats déposés simultanément par les domestiques, dans un ordre bien défini, étaient ensuite remplacés par une autre série. Le potage terminé, il fût aussitôt enlevé pour que soit amené le poisson : carpe et anguille d’une excellente qualité. Valentin détestait le poisson mais il n’avait pas le choix. Des gouttes de sueur perlaient sur son front alors qu’il se forçait à manger. Il semblait prêt à étouffer.

Le comte l’observait d’un regard mauvais.

  •  

  • Mon garçon, tu as tout intérêt à finir ton assiette. Pense un peu à ceux qui n’ont pas la chance de manger à leur faim. Et ils sont nombreux, tu peux me croire…
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  • Je sais. Mais je n’aime pas le poisson…
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Il eut le malheur d’avoir une grimace de dégoût.

Levant un doigt menaçant, le comte martela :

- Tu finis ton assiette. Prends cela comme une épreuve à surmonter. Dés la plus petite difficulté, tu as la sale habitude d’abandonner et de geindre comme une fillette ! Je vais t’endurcir, moi ! De la rigueur et de la discipline, voilà ce qu’il te faut !

Il tempêtait, roulant de gros yeux effrayants.

Valentin devint rouge jusqu’à la racine des cheveux. Il quêta du regard de l’aide vers sa mère mais celle-ci, comme d’habitude, restait silencieuse. Elle craignait trop le maître des lieux pour le contredire. Le comte l’avait très vite dominé, lui apprenant où était la place d’une femme et, lorsqu’il tempêtait après ses enfants ou après elle, Madeleine se contentait de baisser les yeux sans répondre. Une soumission que ne partageait nullement Amélie ; elle bouillonnait en silence. Pour l’instant, malgré sa colère qui montait, elle réussissait à lutter pour conserver son sang froid. Evidemment, Roxanne faisait la sourde oreille. Même si elle n’appréciait pas certains comportements de son père, elle l’adorait trop pour le contrarier. Valentin était donc seul. Alors il se défendit d’une voix fluette.

  •  

  • Un jour, je partirai d’ici pour aller fonder ma propre famille dans un autre endroit, bien plus juste que celui-ci ?
  •  

     

  • Et pour aller où ? Et un monde plus juste, c’est quoi ça ? Cela ne veut rien dire, cela n’existe pas, sauf pour les sots et les incapables qui s’accrochent à leurs stupides idéaux !
  •  

De colère, il lança son verre sur la table. Valentin sursauta, réduit au silence. Le comte continuait de tempêter :

-  Ton père aussi était un idéaliste, et vois ce qu’il est devenu ! Tu veux finir comme lui ? Alors apprends à trouver ta place sans jamais oublier ta condition… Bon Dieu, il faudra que tu apprennes à te secouer et à mûrir un peu !

Il criait, et plus il haussait le ton et plus Valentin semblait se tasser sur lui-même. Le comte s’en amusait. Sa femme et Amélie restaient sans réaction, ce qui le persuada qu’il pouvait continuer ses attaques destructrices en toute impunité.

  •  

  • Alors, éclaire-moi. Je suis un ignorant qui a besoin d’être guidé d’une lumière divine. Pour toi, qu’est-ce qu’un monde plus juste exactement ?
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Valentin resta d’abord muet mais, sous la table, Amélie lui saisit la main pour la serrer et, s’appuyant sur le courage de sa sœur, il finit par répondre en bafouillant :

  •  

  • Un monde où tous les hommes seraient libres et égaux, avec le droit de bâtir leur destin selon leur propre vouloir. Un monde sans opprimés, sans…
  •  

Le comte le coupa brutalement :

  •  

  • Sans idiot comme toi aussi ? Là, je signe tout de suite… Où as-tu trouvé des inepties pareilles ? Dans tes stupides bouquins ? A l’église ? Bon sang, mais quel foutu crétin j’ai en face de moi ! C’est pas possible d’être aussi idiot ! Et ce monde si parfait, c’est toi qui va le construire ? En bâtissant des maisons ? Un village ?
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Il pinçait les lèvres en une moue ironique. Une lueur sournoise brillait dans ses yeux alors qu’il ajouta aussitôt :

  •  

  • Et tu couperas toi-même le bois ? En reprenant une hache ?
  •  

Il ricana, fier de sa répartie cinglante. Valentin sentit les larmes lui monter aux yeux. L’attaque de son beau-père était vraiment cruelle. Tout le monde savait qu’il s’était blessé en maniant une hache. Déjà, très jeune, Valentin n’avait aucune aptitude pour les travaux manuels, d’une grande maladresse. Mais son père n’avait jamais baissé les bras, faisant preuve d’une patience infinie en lui enseignant les bases élémentaires de la vie paysanne, la rudesse des corvées à assimiler pour sa propre survie. La coupe du bois fut particulièrement difficile pour le jeune garçon, mais il s’entêta, ne voulant pour rien au monde décevoir ce père qu’il idolâtrait tant. Aussi, alors que celui-ci avait de nouveau disparu pour une de ses explorations, Valentin s’entraîna en douce, jusqu’à l’épuisement. Un moment de fatigue ou de douce rêverie – ou les deux à la fois – mais toujours est-il qu’il rata son coup, déviant la lame de la hache qui lui entailla profondément le genou et la cuisse. Le médecin du village évita de justesse l’amputation, mais les conséquences désastreuses de l’accident étaient sans appel : Valentin boiterait pour le restant de sa vie. Joseph, à son retour, dévoila alors une autre facette de son caractère, tournant en rond comme un lion en cage, mais un lion vaincu, blessé, terrassé par un profond chagrin. Il avait l’air si anéanti, si désespéré que Valentin en aurait pleuré, oubliant sa propre souffrance. Un jour, son père s’était agenouillé auprès de son lit, lui avait saisi la main pour la serrer très fort dans la sienne. Puis, d’un coup, les larmes étaient apparues, ruisselantes et abondantes, s’accrochant dans les poils de ses joues mal rasées.

  •  

  • Fils, je te demande pardon, avait-il murmuré d’une voix brisée.
  •  

Valentin avait été horrifié. Son père ne pleurait jamais. Le voir si faible, si vulnérable, semblait signifier la fin d’un mythe, la mort d’un héros. Son père était un aventurier intrépide, invincible, à qui rien ne pouvait arriver. N’avait-il pas été l’éclaireur le plus sollicité par l’armée française au Canada, trappeur, coureur des bois et tueur d’indiens ? Un homme de cette trempe ne pouvait pleurer. C’était impossible…

  •  

  • Pourquoi pleurez-vous, père ? Je ne comprends pas…
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  • Je te demande pardon. J’aurai dû être là pour veiller sur toi… Je devrai être là tous les jours pour veiller sur vous, tous les quatre… Je vous aime tant… Mais je suis si faible… Je suis incapable de me décider, de faire les bons choix. Excuse-moi, mon fils, je m’en veux tant…
  •  

Il ne cessait de pleurer, la tête penchée lourdement, enfouissant son visage inondé de larmes sur la main de son fils qu’il continuait toujours de serrer désespérément, comme un homme qui se noie et s’accroche à une lueur d’espoir.

Durant de longs mois, il n’avait été que l’ombre de lui-même, errant d’un pas lourd, incertain, comme si toute vitalité et joie de vivre l’avaient abandonné. Rongé par la culpabilité, il avait alors retardé ses absences qui duraient en général plusieurs mois d’affilée, présent et attentionné comme il ne l’avait jamais été alors que son fils reprenait doucement des forces. Mais prendre conscience de ses responsabilités était un si lourd fardeau qu’il en vint à noyer son chagrin dans l’alcool avec moins de retenue que d’habitude, privé de ce qu’il avait de plus cher : sa liberté. Au contraire, Valentin en était presque heureux de s’être blessé, profitant de moments rares et privilégiés. Un bonheur qui, hélas, n’avait pas duré longtemps. Dés que Valentin avait été remis sur pieds, son père avait été de nouveau gagné par l’appel de la forêt. Et, ce que les autres ignoraient alors que toute la famille avait été horriblement scandalisé par cet acte d’égoïsme sans nom, c’est que Valentin avait été responsable en quelque sorte de cette nouvelle fuite. C’est lui qui lui avait accordé sa liberté. A l’insu de tous, il avait été trouvé auparavant son père alors que celui-ci était dans un semi-coma, imprégné d’alcool. Affalé sur sa chaise, la tête posée lourdement sur la table, il râlait en cuvant son vin. Valentin ne supportait pas de le voir dans cet état de déchéance, comme si c’était quelqu’un d’autre, non plus ce père solide qu’il adorait, mais un être possédé par un mal étrange. Il se rendait bien compte que, lorsque son père restait trop longtemps à la maison pour diverses raisons, ses vieux démons le reprenaient, le forçant à abuser du vin ou de la bière. Et Valentin avait alors le cœur déchiré de le voir si malheureux, prêt à tout pour le sauver, même si cela était aux dépens de son propre bonheur.

  •  

  • Père, vous savez, je vais beaucoup mieux. Vous pouvez repartir si vous le voulez…
  •  

Son père avait alors levé sur lui un regard vague.

  •  

  • Tu en es certain, fiston ? avait-il réussi à croasser d’une voix pâteuse.
  •  

     

  • Bien sûr… Je peux me débrouiller tout seul maintenant.
  •  

Valentin avait fui son regard pour ne pas se trahir, serrant les dents alors que la douleur de sa cuisse était toujours aussi cuisante. Une douleur presque insupportable quand il avait relevé son père, le soutenant pour le traîner jusqu’à son lit. Là, mère dormait déjà, elle s’agita à peine dans son sommeil quand Joseph s’affala à ses côtés. Avant de fermer les yeux, il avait encore demandé :

  •  

  • Fils, tu en es vraiment sûr ? Je ne me le pardonnerai jamais s’il devait t’arriver un autre malheur…
  •  

Pour le rassurer, Valentin lui avait alors souri.

  •  

  • Ne vous en faites pas, père… Je vous assure, je vais beaucoup mieux.
  •  

Puis il en avait presque oublié la douleur de sa jambe quand cette formidable lueur d’espoir avait brillé dans les yeux de son père, ranimant à la vie un homme qui ne pouvait se passer de chasse et de braconnage. Le lendemain, en fin d’après-midi, il était reparti d’un pas assuré vers le soleil couchant, plein ouest, alors que son fils pleurait en silence ce nouveau départ. Des larmes qui avaient eu largement le temps de sécher. En effet, comme s’il avait été trop longtemps privé de grands espaces, Joseph avait été encore plus que jamais occupé à accroître sa science de la montagne et de la chasse, et il s’était écoulé de longs mois avant qu’il ne revienne à la ferme. Et alors, à chaque fois qu’il regagnait le foyer, ses enfants clamaient son retour avec effusion, se jetant dans ses bras, avides d’histoires passionnantes, drôles ou terrifiantes. Ils se rassemblaient autour de lui pour l’écouter parler de ses exploits, comment il avait tué ce magnifique cerf dans une prairie, traqué les bouquetins qui bondissaient en hardes virevoltantes dans les hautes montagnes, chassé des loups affamés qui s’en étaient pris à un chevreuil qu’il avait blessé d’une balle. Autant d’anecdotes qui les faisaient rire et frémir. Puis, lorsque leur mère, pleine de hargne et de rancœur pour un mari qu’elle ne voyait jamais, partait se coucher, Valentin et Philippe posaient alors cette question qui leur brûlait les lèvres.

  •  

  • Père, êtes-vous retourné dans notre vallée ?
  •  

     

  • Evidemment. Je n’aurais manqué cela pour rien au monde.
  •  

     

  • Et alors ? Rien n’a changé ?
  •  

     

  • Non, mes fils. C’est toujours notre vallée. Pure et intacte. La plus majestueuse qui soit…
  •  

Et ces simples mots visualisaient dans toute sa splendeur le cours limpide de la rivière, ses verts pâturages, tous ses animaux qui vivaient en osmose, ses couchers de soleil flamboyants… Des images qui se matérialisaient de façon précise et que Valentin ne pourrait jamais oublier. Oui, il en était certain, il en possédait un souvenir suffisamment vivace pour bâtir un jour son destin. Il en était imprégné, courant et bondissant comme un cabri, sa jambe invalide miraculeusement guérie alors qu’il battait des records de vitesse sur cette terre pleine de promesses.

Il courait encore, avec plein d’images féeriques dans les yeux, quand le poing qui frappa sèchement la table, faisant trembler les plats, le ramena brutalement à la réalité.

  •  

  • Bon sang ! Valentin, où étais-tu encore ? Perdu dans tes stupides rêves !
  •  

Le jeune garçon rougit, comme pris en faute. Il rentra la tête dans les épaules, n’osant avouer ses pensées. Le comte renchérit :

  •  

  • Nous vivons une époque sombre et cruelle où il n’y a pas de place pour les rêveurs, et encore moins pour les faibles et les imbéciles. Quand est-ce que tu le comprendras ?
  •  

C’en était trop pour Amélie. Jusqu’ici elle s’était retenue, tremblante d’indignation, mais elle explosa malgré elle.

  • Mon frère n’est ni un faible et encore moins un imbécile ! Il a des qualités que votre esprit borné et étroit ne sera jamais en mesure de comprendre.

 

Là, le comte devint rouge cramoisi. Les veines de son cou se mirent à gonfler dangereusement et il sembla soudainement avoir du mal à respirer.

-   Petite insolente ! Sale bâtarde ! De la vermine comme ton frère ! Tous les deux, je vais… je vais…

La bouche pleine, il marmonna quelques secondes des jurons incompréhensibles. Roxanne, qui était restée jusqu’ici silencieuse et mal à l’aise, prit alors la parole :

  •  

  • Père, il m’est arrivé une chose étrange pendant ma promenade à cheval.
  •  

     

  • Quoi donc ?
  •  

Valentin lui jeta un regard reconnaissant. Roxanne accaparait l’attention de son père sur un autre sujet, le détournant ainsi de sa vindicte.

  •  

  • Duchesse s’est montrée particulièrement nerveuse à un moment, comme si elle se sentait menacée… Et moi aussi j’ai eu peur, je me suis sentie épiée par quelqu’un… ou quelque chose.
  •  

     

  • Un ours sans doute…
  •  

     

  • Je ne sais pas… Même les animaux de la forêt se taisaient, comme s’ils étaient effrayés aussi… C’était étrange et très inquiétant.
  •  

     

  • Je te le dis, c’était un ours… Ou un loup peut-être, bien que j’en doute… Il ne viendrait pas aussi prés…
  •  

Enfin, la mauvaise humeur du comte semblait s’estomper. C’est d’un ton radouci qu’il changea de conversation :

  •  

  • Dites, les enfants… Vous savez que je pars quatre jours pour participer à une chasse à courre que le Marquis de La Turquenne organise dans ses terres. C’est un moment important car je dois m’allier les faveurs du Marquis pour quelques vastes projets qui détermineront de façon définitive l’avenir de mon domaine. Si l’entretien se montre positif, le Marquis ne manquera pas de venir nous voir, à l’issue de ma visite. Alors je compte sur vous pour vous montrer sous vos plus beaux habits et vos plus belles manières.
  •  

Amélie lui jeta un regard en coin. Elle n’y connaissait pas grand chose, mais elle savait que la seigneurie du comte traversait une passe difficile sur le plan financier. Bien qu’il possédait des hectares de terrains, des champs cultivables, d’un hameau, d’une église et d’un château, sans oublier le Grand Moulin, fief de la famille Valloire depuis des générations, le comte vivait au-dessus de ses moyens et ne cessait de s’endetter.

Mais tout cela lui était indifférent. Que le comte se voit confisqué ses biens lui importait vraiment peu. De toute façon, elle n’aimait pas cette vie qu’il leur offrait, si confortable soit-elle… Et elle aima encore moins la remarque qui suivit.

  •  

  • Inutile de vous rappeler aussi que vous devrez m’appeler père en toutes circonstances avec, évidemment, tout le respect qui m’est dû.
  •  

Un silence pesant s’ensuivit. Le comte prit un air satisfait alors qu’aucune protestation ne s’élevait. Il avait établi dés le départ ses règles, les obligeant entres autres à l’appeler père. Il était mal venu pour un homme de son rang d’accueillir sous son toit des enfants qui n’étaient pas les siens, d’un premier mariage. Les obliger à l’appeler père était également une reconnaissance absolue de son pouvoir, cherchant ainsi à leur imposer sa vision de l’éducation, un besoin d’autorité qui n’avait plus de limite. Et, plus que tout, un désir inavouable de prendre la place du père, l’évincer totalement, effacer tout souvenir d’un homme qui avait beaucoup compté pour les enfants. Maintenant, c’était lui l’homme de la maison, le chef de famille que l’on devait craindre et respecter.

Il se frotta le ventre alors que les plats de viande venaient d’être servis. Il se jeta goulûment sur les pieds de veau. Il avalait une plus grosse bouchée que les autres lorsqu’une petite voix se fit entendre :

  •  

  • Vous n’êtes pas notre père.
  •  

     

  • Quoi ?
  •  

Le pied de veau lui resta à travers la gorge. Il s’étouffa, cracha, le visage congestionné. Il attendit de reprendre son souffle pour vociférer.

  •  

  • Qui a dit ça ?
  •  

Amélie leva les yeux et répéta plus fort.

  •  

  • C’est moi. Vous n’êtes pas notre père et vous le savez très bien.
  •  

Le comte recula vivement en arrière, si brusquement qu’il faillit se renverser de la chaise. Une vipère se dressant pour le mordre ne lui aurait pas fait un tel choc ! Il se dressa d’un coup sur ses pieds, hors de lui. L’insolente ! Elle osait le défier en l’affrontant du haut de ses douze ans ! Et elle avait l’audace de se répéter sans se laisser impressionner ! Encore une fois, les veines de son cou semblaient prêtes à éclater, il voulut l’injurier mais les paroles n'arrivaient pas à franchir ses lèvres. Il eut la brusque envie d’en venir aux mains mais la présence de sa fille Roxanne l’en empêchait. Alors il sortit précipitamment. Enfin, alors qu’il renversait un objet derrière lui, il sembla retrouver l’usage de la parole et les jurons sortirent bruyamment, s’estompant peu à peu alors qu’il s’éloignait. Madeleine attendit que le silence revienne pour s’adresser à sa fille :

  •  

  • Ma chérie, tu ne crois pas que tu exagères un peu, non ? Guy se donne beaucoup de peine pour vous élever correctement alors que rien ne l’y oblige. Sans lui, nous serions dans une misère que tu ne peux même pas imaginer.
  •  

Les yeux d’Amélie jetaient des éclairs alors qu’elle ripostait avec virulence.

  •  

  • Ah oui ? Et celui lui donne t- il le droit de nous traiter comme des chiens  ? Elever des enfants ne se limite pas à les frapper à la moindre occasion !
  •  

Madeleine poussa un soupir résigné.

  •  

  • Ses intentions sont bonnes mais ses méthodes le sont beaucoup moins. Il est aussi exigeant envers lui-même qu’avec les autres et cela le rend maladroit des fois…
  •  

     

  • Père aussi était maladroit, mais il ne nous a jamais touché ! Il savait s’occuper de nous sans nous cogner à tout bout de champs !
  •  

Madeleine ricana alors méchamment. Quand on parlait de son ancien mari, une haine féroce la faisait vibrer de la tête aux pieds.

  •  

  • Ton père ? Mais quand aurait-il eu le temps de s’occuper de vous ? Quelle éducation vous a t-il apportée ? Il n’était jamais là, trop occupé à courir les bois, à braconner et à défier les règles établies ! Tu parles d’un exemple !…
  •  

     

  • Et toi, mère, tu es toujours là, mais ce n’est pas pour autant que tu t’occupes de nous ! Tu n’es même pas capable de défendre tes propres enfants de cette brute épaisse ! Tu me dégoûtes !
  •  

Ce fût à son tour de quitter la table. Valentin s’agita nerveusement sur sa chaise alors que sa mère levait sur lui un regard empli de tristesse.

  •  

  • Et toi, qu’en penses-tu ? C’est vrai que je vous dégoûte ?
  •  

Valentin avait un cœur trop bon pour blesser qui que ce soit. Il ne supportait pas davantage que les gens autour de lui soient malheureux et s’entre-déchirent, encore moins ceux qu’il chérissait le plus au monde.

  •  

  • Ce n’est pas ce qu’elle a voulu dire. Ses paroles dépassaient ses pensées, j’en suis certain. Des fois, elle s’emporte trop vite, et ensuite elle regrette.
  •  

     

  • Valentin, tu es trop gentil… Mais elle le pensait réellement. Et, le pire, c’est qu’elle a raison ! Je suis une bonne à rien ! J’ai tout raté dans ma chienne de vie, je ne mérite même pas de vivre !
  •  

Son corps fut secoué de sanglots et les larmes ruisselèrent d’un coup. Elle continua d’une voix aussi geignarde que saccadée :

  •  

  • Je me dégoûte moi-même ! Je suis une si mauvaise mère !
  •  

Valentin avait perdu son appétit. Cette voix plaintive l’excédait au plus haut point, celle des mauvais jours, où elle se lamentait pour un rien. Il mâchait ses bouchées de porc farcis sans parvenir à les avaler, ne sachant pas trop quoi dire.

Il avait envie de prendre sa mère dans ses bras, la réconforter, mais il en était incapable. Il avait tellement souffert de ne pas avoir eu une mère aimante, celle des câlins, celle qui adouci vos angoisses et rassure à chaque étape de la vie… Mais, encore aujourd’hui, elle semblait dépassée par son rôle de mère, trop occupée à pleurer sur son sort. Elle était si indécise, tellement immature et instable. Une pauvre créature fragile et désorientée, subissant les événements sans se battre parce qu’elle n’en voyait pas l’utilité. Ce soir encore, il réalisait qu’elle était à peine habillée et maquillée, le strict minimum pour ne pas s’attirer les foudres du comte. Le teint blafard, les yeux rougis et la bouche amère, elle s’enlaidissait alors qu’elle pouvait être si belle et si rayonnante. Mais là, aucun éclat, le vide absolu, où les jours ressemblaient aux nuits, où elle se laissait aller, capable d’errer d’une pièce à l’autre comme une âme en peine, dans l’obscurité. Il était tellement plus facile de se complaire dans l’obscurité avec ses propres démons…

Valentin avait du mal à croire que sa mère avait été l’une des femmes les plus belles et les plus courtisées de la Nouvelle France, faisant des ravages dans le cœur des hommes. Une femme fougueuse et intrépide qui avait tenu tête à une attaque d’indiens Iroquois, se battant becs et ongles pour protéger ses enfants. C’est ce que leur racontait leur père à l’époque, plein d’ardeur et de respect pour la seule femme qu’il avait vraiment aimé. Alors même que la séparation semblait inévitable, Joseph n’avait cessé de la défendre et la valoriser aux yeux de ses enfants, lui trouvant toujours des excuses lorsqu’elle s’enfermait dans ses angoisses. Maintenant, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.

Valentin se sentit mal à l’aise. Cette vaste demeure lui parût encore plus sombre et froide. Il eut l’impression d’étouffer. Il jeta un regard désolé à l’attention de Roxanne avant de sortir. Cette dernière, abattue, n’avait pas ouvert la bouche une seule fois. Cela n’était pas son combat.

Valentin avait un besoin urgent de prendre l’air. Comme sa sœur était sortie, il voulut la rejoindre. L’air de la nuit le cingla aussitôt, le faisant frissonner. Il faisait particulièrement frais et il regretta de ne pas avoir pris son manteau.

Laissant le château derrière lui, il descendit le sentier en direction du parc. Jamais il ne se serait aventuré dehors, en pleine nuit, si des torches n’éclairaient pas le passage, ainsi qu’une partie des jardins. Il passa au milieu d’une allée de conifères, si élevés que leur sommet se perdait dans l’obscurité. Assise sur un banc, prés des buis, Amélie était sagement assise, le regard perdu au loin. Sa frêle silhouette vibrait d’une lumière rougeoyante sous une torche, et elle paraissait si seule et éperdue qu’il vint aussitôt s’asseoir prés d’elle, la prenant dans ses bras.

  •  

  • Petite sœur, ne sois pas triste. Tu sais que je ne supporte pas de te voir dans cet état.
  •  

Elle n’osait le regarder, tête baissée. Son visage était inondé de larmes. Elle les essuya vite du revers de ses manches avant de lui adresser un pâle sourire. Puis elle se laissa aller contre lui.

  •  

  • Tu as raison, il ne faut pas se laisser abattre… Mais c’est tellement dur que je me demande des fois ce qu’on a fait au bon Dieu pour mériter tout ça !
  •  

     

  • Cela va s’arranger, ne t’inquiète pas…
  •  

Puis il ajouta avec humour :

  •  

  • De toute façon, rien ne peut être pire que notre situation actuelle ! Donc cela ira mieux, forcément !
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Cette fois-ci, c’était à son tour de lui remonter le moral. Ils pouvaient toujours compter l’un sur l’autre, bien que Amélie restait l’élément fort. Valentin était un être trop pur et trop fragile, un garçon doux et innocent qui avait été prématurément ébranlé par les dures épreuves de la vie. Etre sans cesse dévalorisé était pour lui une perte terrible de son identité. Déjà, il était suffisamment fragilisé et marqué par la séparation de ses parents, de leurs disputes incessantes, leur déchirement, persuadé d’en être le responsable. Alors, pour se détourner de sa culpabilité et de ses malheurs, il s’évadait et rêvait d’un monde meilleur. Quel gâchis ! Il n’avait rien à se reprocher. Avec ou sans enfants, le couple aurait explosé de toute façon. Trop de différences, de contrastes. Leur mère était issue d’une famille noble, une citadine qui aspirait à la réussite, avec un énorme besoin d’amour et de protection. Leur père avait été explorateur et pisteur, avec comme véritable amour l’appel de la forêt. Comment ces deux là avaient pu avant s’aimer à la folie ? Cela demeurait un mystère, un coup de foudre qui s’était passé à une autre époque, sur un autre continent. Maintenant, tout ce qu’elle souhaitait, c’était un avenir plus heureux. Elle pensa aux dernières paroles de son frère et lui sourit avec reconnaissance.

- En effet, cela semble logique… Ce la ne peut pas être pire, l’avenir sera obligatoirement meilleur, répéta t- elle sans trop y croire.

Elle leva un regard plein d’espoir au ciel, comme quêtant un signe parmi toutes les étoiles qui brillaient dans la nuit. A ce moment, un gros nuage vint masquer le clair de lune, et elle se sentit vulnérable, livrée à la nuit qui, brutalement opaque et menaçante, semblait présager de sombres desseins.

Ils se serrèrent l’un contre l’autre, grelottant de froid et d’appréhension, silencieux et pensif, chacun rêvant à des jours meilleurs.

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Publié dans Des Anges et des Loups

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